les territoires conquis de l’islamisme
Bernard Rougier
Une enquête-choc de l’universitaire paraîtra en janvier 2020. Son réquisitoire contre les « dénégationnistes » : ceux qui ne veulent pas voir la menace.
Thomas Mahler 09/10/2019 à 12:14
Le Point

Bernard Rougier Professeur à la Sorbonne-Nouvelle et directeur du Centre des études arabes et orientales (CEAO).
Il est l’un de nos meilleurs spécialistes du djihad et du salafisme. Professeur à la Sorbonne-Nouvelle et
directeur du Centre des études arabes et orientales (CEAO), Bernard Rougier publiera à la rentrée une
enquête choc, « Les territoires conquis de l’islamisme » (PUF), qui décrypte comment les réseaux
islamistes se sont tissés dans des communes de banlieue. En avant-première pour Le Point, l’universitaire
évoque les ressorts de cette stratégie de conquête, mais fustige aussi les « dénégationnistes » qui n’ont
voulu voir dans la radicalité islamique qu’un phénomène psychologique ou sectaire et non pas une
idéologie. Entretien.
Le Point : Après l’attentat commis par Mickaël Harpon, votre collègue Gilles Kepel a évoqué dans Le
Figaro un « tournant majeur », car l’intérieur de la Préfecture était censé être un bastion. Etes-vous du
même avis ?
Bernard Rougier : C’est effectivement un tournant majeur, mais je ne suis pas surpris. Avec Gilles Kepel,
nous avions observé au sein des services de sécurité la présence de personnes originaires du Maghreb
capables de prononcer des formules religieuses inattendues dans des établissements publics… On
observe une porosité des influences religieuses dans leur manière de voir les choses, et parfois même de
s’exprimer. Il m’est aussi arrivé d’entendre un fonctionnaire de police prononcer la formule, qu’on appelle
l’eulogie, « que le salut et la bénédiction de Dieu soient sur lui », proférée lorsqu’on évoque le prophète
de l’islam… comme si un fonctionnaire chrétien évoquait « notre très sainte Eglise » ou « notre très saint
Seigneur Jésus-Christ ». Ces fonctionnaires ne sont évidemment pas islamistes, mais on constate des
influences locales venues du quartier qui transparaissent inconsciemment dans leur manière de voir ou
de faire. A l’inverse, on a aussi le cas de fonctionnaires franco-algériens qui ont été confrontés au
problème islamiste dans les années 1990, et qui sont, eux, très lucides sur le phénomène. Il y a donc des
fonctionnaires vaccinés par leur fréquentation du phénomène islamiste et qui en veulent aux Français
qui, sous le couvert du respect des différences et de l’affirmation de l’identité culturelle, font preuve de
tolérance envers l’islamisme. Et d’autres qui, dans leurs catégories de pensée, sont influencés par
l’univers du quartier.
Mais Mickaël Harpon ne correspond à aucun de ces profils, c’était un converti d’origine antillaise.
Depuis une vingtaine d’années, des entrepreneurs religieux ont pris le pouvoir sur l’islam et tentent
d’enrôler dans leur conception les catégories les plus vulnérables de la société. S’il y a un complexe, une
frustration liée à la difficulté de l’intégration économique, à la couleur de peau ou à toute fragilité, cela
peut faire l’objet d’un travail de resocialisation religieuse. C’est ce qui se passe dans les quartiers et
grandes banlieues d’Europe, comme à Gonesse, où habitait Mickaël Harpon. Il y a un ciblage des
quartiers, dans des lieux qui sont des friches industrielles où les solidarités anciennes ne jouent plus. Les
entrepreneurs religieux, au nom d’une idéologie, vont créer un collectif musulman et penser la relation
avec la société française dans un rapport d’hostilité systématique. Tout ce qu’on dira sur cet attentat sera
d’ailleurs converti en « ils font l’amalgame » et « ils attaquent l’islam ». C’est tragique. La solution ne
pourra venir que de l’intérieur, quand une opposition franche sera faite par des musulmans qui diront : «
Tu n’as pas le droit de m’enrôler en ton nom. » Il faut que des penseurs, athées ou non, viennent les
affronter sur le terrain en leur disant qu’ils ne se reconnaissent pas dans cette vision. Et pas
nécessairement des intellectuels qui publient au Seuil ou chez Gallimard.
L’infiltration dans les services de l’Etat est-elle un projet politique ou relève-t-elle de l’opportunisme ?
Certains sites djihadistes recommandent par exemple aux étudiants de s’inscrire dans des doctorats en
sciences sociales, car il faudrait infiltrer l’université. Il s’agit de connaître l’ennemi en entrant dans les
lieux de pouvoir institutionnel ou intellectuel. C’est théorisé. Mais un Mickaël Harpon, je pense, relève
plus d’un effet d’opportunisme, quelqu’un qui a changé dans son comportement. L’enquête nous le dira.
Comme après l’attentat commis à Strasbourg par Cherif Chekatt, tout le monde a voulu voir dans le geste
de Mickaël Harpon l’acte d’un fou.
C’est encore une fois le déni. On ne veut pas voir. Il faut pourtant étudier la microhistoire. Chaque fois, il y
a une histoire, des réseaux qui agissent localement. Derrière la demande légitime de construction de lieux
de culte, par exemple, il y a un projet de reprise en main des populations. Pour une fois, les islamistes
sont d’accord avec les gouvernements autoritaires des pays du Sud, qui ne veulent pas que les
musulmans s’intègrent réellement. Le risque pour eux est de voir ces musulmans devenir une classe
moyenne capable de s’opposer aux régimes non démocratiques. C’est pour cela que ces populations sont
enfermées dans l’altérité, invitées à ne pas développer des formes d’islam privatisé et individualiste qui se
détournerait des normes.
Vous dirigez un livre choc, « Les territoires conquis de l’islamisme », qui sortira en janvier aux PUF. «
Territoires conquis », vraiment ?
Nous avons enquêté sur les écosystèmes islamistes. Il y a quatre forces dominantes. Les Frères
musulmans, les salafistes, le mouvement tabligh et les djihadistes. Gilles Kepel, Hugo Micheron ou moi
insistons sur la dimension collective et sociale du djihadisme. Tous les éléments de cet écosystème
islamique ne sont bien sûr pas djihadistes, mais tous les djihadistes sont passés par cet écosystème qui a
nourri leur vision du monde, avec notamment l’idée que l’Etat français est intrinsèquement «
islamophobe ». Ce système alimente une culture du ressentiment. Une frange minime passe à l’action
violente et bascule dans le djihadisme en tirant la conclusion de ce que dit cet écosystème de la société
française. Dans la plupart des communes d’Ile-de-France, tout comme au Mirail, à Toulouse, ou à
Roubaix, on retrouve les mêmes caractéristiques : la mosquée, la librairie islamique, la sandwicherie halal,
la salle de sport… Il y a une mise en résonance de ces lieux emblématiques pour créer une identification
collective en rupture avec la société. C’est une sociabilité irriguée par les réseaux religieux qui diffusent
des visions du monde : ne pas prendre de douche dénudée dans les vestiaires, ne pas serrer la main aux
femmes, ne pas avoir d’ami juif ou chrétien, bref, produire des rappels religieux pour que le quartier reste
conforme à la norme religieuse et respecte les catégories du pur et de l’impur. La France, son histoire, ses
institutions, sa sociabilité relèvent de l’impur. La laïcité est mauvaise pour eux, parce qu’ils ont décidé de
la supprimer. Toutes les variantes de l’écosystème s’entendent pour la dénoncer à longueur de prêche, de
rap, de livres… Il y a une imitation des premiers musulmans et des conquêtes des premiers temps de
l’islam. On se réfère à des temps imaginaires où l’islam s’assumait comme conquérant. Les djihadistes
prolongent ce récit héroïque, transposant le langage en acte et l’imaginaire en réalité.
« En matière de recherche, on a fait des analyses bidon, en parlant de phénomène “sectaire” ou en
privilégiant la psychologie. »
Y a-t-il eu un déni des pouvoirs publics en France ?
Incontestablement, de la part des politiques, des hauts fonctionnaires et des universitaires. Ce
phénomène islamiste n’a pas été étudié en France, alors qu’il a frappé les sociétés moyen-orientales et
maghrébines depuis quarante ans. On avait les modèles iranien, algérien ou égyptien, avec des processus
comparables : des populations mises en réseaux par des associations qui ont quadrillé et tissé des liens
sociaux. La même chose s’est reproduite en Europe depuis vingt ans. C’est curieux d’avoir décrété qu’il y
avait une coupure épistémologique entre les deux rives de la Méditerranée. Comme si ce qui s’est passé
au Caire ne pouvait pas se passer en France ! Sur le plan de la recherche, on a ainsi fait des analyses
bidon, en parlant de phénomène « sectaire » ou en privilégiant la psychologie. On a surreprésenté la part
des convertis, qui représentent probablement 10 % des djihadistes. On avait pourtant les moyens de faire
des analyses sociologiques et idéologiques, il fallait se pencher sur les réseaux de socialisation
transnationaux qui ont implanté dans nos banlieues des manières de voir le monde à la façon du Moyen-
Orient. Aujourd’hui, il est un peu tard pour s’en rendre compte…
Avec Gilles Kepel, vous aviez fustigé il y a quelques mois les « dénégationnistes ». Qui sont-ils ?
Ceux qui n’ont pas voulu voir la menace et qui ont préféré faire la promotion de la société
multiculturelle… Tous ceux qui travaillent sur cette question, qui nous ont poussés dans des ornières
idéologiques et nous ont privés des instruments pour penser le phénomène : Farhad Khosrokhavar et
Olivier Roy notamment, tous ceux qui ne connaissent pas la langue arabe et qui ne peuvent pas lire les
textes. Aujourd’hui, en France, on ne peut plus acheter de livres non salafistes dans des librairies
islamiques… Alors que, après le 11 septembre 2001, il y a eu une montée de la demande d’informations
sur l’islam.
Y a-t-il une alliance entre les islamistes et l’extrême droite qui ne voient dans les musulmans qu’une
masse homogène ?
Les milieux identitaires et les milieux islamistes sont d’accord pour dire que l’islamisme, c’est l’islam. Or il
faut toujours distinguer l’islam comme religion et l’islam comme idéologie. Dans le cadre de notre étude,
on parle d’un islam idéologique. Les salafistes, dans leur travail de diabolisation de la société française,
redéfinissent le lien social et justifient un entre-soi radicalisé. Les salafistes produisent une violence
symbolique dans la société et, même s’ils récusent la politique institutionnelle, à l’inverse des Frères
musulmans, ils produisent malgré tout du politique. Notre système français repose sur une dimension
libérale, à savoir la démocratie, et sur une dimension républicaine, le bien commun. Les islamistes
utilisent la dimension libérale pour nier la dimension républicaine. Ils opposent à la République un bien
commun islamique, qui remplace la fraternité et les formes de solidarité nationale.
Edouard Philippe a évoqué lundi une « sécession insidieuse » devant le Parlement.
C’est la première fois que le gouvernement prend la mesure du phénomène. A travers cette expression,
Edouard Philippe reconnaît que ce ne sont pas des dérives individuelles, des trajectoires cabossées, mais
qu’il y a bien une dimension collective et sociologique. Au moins, c’est une prise de conscience. Mais sera-
t-elle durable ?§
Dernier ouvrage paru : « Qu’est-ce que le salafisme ? » (PUF, 224 p., 19,50 €).
Comment une multitude de réseaux islamistes sont-ils parvenus à constituer des enclaves idéologiques à
l’intérieur des quartiers populaires ? L’enquête événement de Bernard Rougier nous plonge au coeur de
ces espaces et nous révèle la manière dont un collectif religieux islamiste se construit au jour le jour dans
– et souvent contre – la société française. Elle décrit également la rencontre entre les logiques
idéologiques musulmanes et les logiques sociales et politiques françaises qui ont permis à des foyers
idéologiques et institutionnels situés au Proche et Moyen-Orient arabe ou au Maghreb de diffuser avec
succès leurs conceptions de l’islam dans les banlieues des grandes métropoles françaises et
européennes.
L’ouvrage documente le fonctionnement des réseaux islamistes dans plusieurs communes (Aubervilliers,
Argenteuil, Tremblay-en-France, Mantes-la-Jolie par exemple) où se nouent des sociabilités militantes
profondément intégrées dans la vie des quartiers. A la façon du communisme municipal des années 1950,
des écosystèmes islamistes maillent l’espace local, en combinant diverses matrices de sociabilité, dans
les lieux de culte, les espaces de consommation, de loisir, de vie (logements sociaux, foyers d’immigrés)
ou d’activités professionnelles (agents de sécurité, employés de mairie, chauffeurs de bus).
Lieu emblématique, la prison offre enfin un prisme exceptionnel pour comprendre ces dynamiques
globales dans un espace confiné.
https://www.youtube.com/watch?v=359_qU38f-Q&feature=youtu.be
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